lundi 21 septembre 2015

Sondages tactiques - les dérives de la campagne moderne

Les partis, c'est bien connu, ne commentent pas les sondages. Habituellement, il faut scruter le visage des chefs durant une entrevue afin de déceler si les résultats publics concordent avec les résultats de leurs sondages internes. Il arrive cependant, de temps en temps, qu'un sondage soit trop beau pour être ignoré. 

Le 17 septembre dernier, un sondage signé CROP donnait Justin Trudeau bon deuxième dans Papineau, derrière sa rivale néodémocrate. Onde de choc. Les médias sociaux se sont emballés, malgré les nombreuses mises en garde des analystes et chroniqueurs. 

Après un rapide coup d'oeil, on se rend compte que l'échantillon ne tient pas la route, tant au niveau de la division hommes-femmes que du parti pour lequel les répondants ont voté lors des élections de 2011. Même la taille de l'échantillon, 375, est trop faible pour que les résultats soient significatifs selon les critères de l'industrie. Le fait que le sondage ait été commandé par le NPD et qu'il ait été publié le jour-même d'un débat télévisé, de surcroît avec une méthodologie en apparence incomplète, n'aident en rien sa crédibilité.

Pas de commentaires chez CROP. Les spécialistes démolissent le sondage, mais le mal est déjà fait.

Depuis l'arrivée du "Big Data" en politique, les partis ont adopté une vision plus scientifique que le porte à porte à l'aveugle. Avec toutes les informations disponibles dans les bases de données de Statistiques Canada, d'Élections Canada, des gouvernements municipaux et provinciaux, etc., il est possible de bâtir des profils socio-démographiques par région, quartier, pâté de maisons avec un remarquable niveau de précision. Il est donc facile de concentrer ses efforts là où on sait avoir des appuis, et de délaisser les secteurs moins "payants". Les partis majeurs ont déployé leurs équipes sur le terrain il y a plusieurs mois (sinon ans) déjà, et ont à leur disposition des mines d'information. Ils savent précisément qui cibler et, en période électorale, ne perdent pas leur temps avec les autres. Je répète: ils savent qui cibler.

Ce qui s'est passé dans Papineau la semaine dernière est une extension logique, quoique triste, de la nouvelle réalité électorale. La divulgation d'un sondage favorable à un moment opportun n'est pas en soi un phénomène nouveau. Il s'agit d'une approche potentiellement aussi vieille que l'industrie elle-même. Après tout, des Libéraux ont annoncé en grande pompe que leur candidat dans Calgary Confederation serait à ex aequo avec son adversaire conservateur. Ce qui est nouveau, voire inquiétant, c'est l'utilisation d'un sondage intentionnellement ciblé et tronqué comme arme électorale. On pourrait parler ici de "weaponized polling" (terme inventé par moi, je crois), un concept qui vise à généraliser dans l'esprit des électeurs des résultats ne concernant qu'un groupe restreint d'électeurs.

En tant que diplômé en recherche marketing, c'est une tendance que je redoute particulièrement, parce qu'elle dégrade la qualité générale des services offerts par une industrie autrement très consciencieuse.

Le but des firmes de sondages et de recherche est de donner un aperçu au public (habituellement pour le compte d'un empire médiatique) du portrait global d'une campagne. Un sondage bien fait, avec une méthodologie rigoureuse et détaillée, donne des indices précieux sur l'impact qu'auraient certaines promesses, certains dérapages, certains scandales, sur l'opinion publique. Certains diront que, justement, les sondages d'opinion devraient être interdits durant une campagne électorale, parce qu'ils influencent par trop les électeurs et exacerbent l'effet de foule lorsqu'un parti a le vent dans les voiles.

La firme CROP fait bien de ne pas commenter les résultats du sondage. Si elle rejettait son propre sondage, on l'accuserait d'incompétence. Si elle confirmait les résultats malgré les nouvelles données disponibles, on l'accuserait d'avoir un parti pris. Dans les deux cas, sa réputation d'indépendance serait entachée.

Il est important de comprendre qu'un sondage, c'est l'aperçu des sentiments d'un groupe à un temps donné, en fonction de certains critères. En choisissant bien ses critères, on peut aller chercher les résultats qu'on veut. Il suffit de s'assurer que l'échantillon ne représente pas la population.

Malgré beaucoup de spéculation, on ne sait pas ce qui s'est réellement passé avec ce sondage. Il s'agit peut-être d'un sondage de l'arrondissement de Villeray généralisé à Papineau. Si c'est le cas, on a simplement mal étiquetté le document. Il s'agit bien d'un sondage, mais pas de Papineau. Il s'agit bien de données de Papineau, mais pas d'un sondage. En fait, c'est comme donner le nom de "jus de fruits" à un verre de Kool-Aid. C'est presque vrai, mais pas tout à fait.

Dans tous les cas, la dynamique électorale moderne est un peu la cause de la multiplication de ces tactiques douteuses. À force de repousser à l'arrière plan les discours de fond sur des enjeux réels au profit de l'identification et du GOTV ("Get Out the Vote"), plusieurs partis en sont venus à chercher de nouvelles méthodes pour tirer leur épingle du jeu. Certains vous diront que c'est innovateur, que c'est ça, la politique; d'autres diront que c'est malhonnête, que ce n'est pas digne d'une société démocratique. 

À mon avis, il n'est pas nécessaire d'interdire les sondages d'opinion en période électorale. De toute façon, la liberté de presse garantie par la Charte des Droits et Libertés rendrait la chose assez difficile. Cependant, si on considère qu'il est raisonnable de réglementer l'appellation de certains aliments, il serait certainement aussi raisonnable d'appliquer le même principe aux sondages, ne serait-ce que pour empêcher la désinformation, qu'elle soit volontaire ou non.

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